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Adeline
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Date d'inscription : 14/07/2016
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Le vol          Empty Le vol

Jeu 14 Juil - 19:35


à la mémoire de Y. Kawabata



Partie 1 :


     Samedi matin. Je me réveille, l'esprit embrumé par les rêves. Rêve loufoque, où je me revois au sortir de la gare avec mon mari. Il y a une dizaine de jours, nous sommes partis en Auvergne rendre visite à de la famille éloignée. Nous avons effectué l'aller-retour en train. Dans le hall de la gare, nous fûmes accueillis par de douces notes mélodieuses échappées d'un piano. Entendre cette musique, après l'éprouvant trajet effectué pendant plusieurs heures, dans un inconfort déconcertant, fut pour moi un ravissement. Je me revois susurrer à l'oreille de mon époux : "J'aimerais bien lui couper les mains pour pouvoir jouer avec autant d'adresse et de facilité du piano." Un demi-sourire vint se dessiner sur mon visage, indiquant à mon mari que mes propos avaient tout de la plaisanterie. Une frivolité comme une autre, comme tant d'autres.
     Dans mon rêve, je me revois regarder ce monsieur, qui jouait si bien, sortir de la gare d'un bon pas - ses vêtements défraîchis ne trahissant en rien son enviable capacité. Je repense à la façon dont j'ai eu à m'attarder sur ses mains, à essayer de les deviner sous les manches trop longues - à me demander ce qu'elles avaient de si particulier, ces mains habiles. Un regard peut-il déceler un savoir-faire caché ?
     Je me rappelle avoir dit à mon mari, comme pour mieux le convaincre de mon innocence que, de toute façon, je n'aurais pas aimé perdre mes mains. Ce n'était pas que je les considérais comme belles, mais bien plutôt comme ayant acquis l'intelligence d'un savoir-faire, une certaine dextérité propre à mon métier, et qui m'aurait peiné si je l'avais perdu ou échangé pour un autre savoir. Jouer du piano n'aurait pu pour moi constituer un métier. Je n'arrivais pas à m'imaginer dans la peau d'un autre - dame célèbre en robe longue de soirée se donnant en représentation afin de faire entendre le doux son émanant du piano qui ronronnait sous mes doigts devenus experts - jeune femme en errance, voyageant de gare en gare, m'épanchant de piano en piano - ravissant l'âme de nombreux anonymes ; ceux-ci complotant afin de me dérober mes mains. Non, je ne pouvais l'imaginer et m'imaginer ainsi, sous de tels traits, avec de telles mains.

     Au réveil, mon rêve m'avait laissé un goût amer dans la bouche, et une certaine incertitude quant à mon identité. Une personne de sexe féminin, de cela je n'aurais pu en douter. Jeune ou vieille, mature ou pucelle. Mes rêves, nombreux cette nuit-là, m'avaient confondu. L'un d'eux, me semble-t-il, m'avait projeté dans le passé. Je devais avoir dix-sept ou dix-neuf ans, l'âme triste. Une image de ciel me revient. Un ciel pâle de décembre, avec, épousant le noir de la végétation, un halo d'ambre. La jeune fille que j'étais aimait à se perdre dans les ciels-paysages. Elle rêvait de peinture et de pouvoir, un jour, s'élancer dans de fantastiques tableaux très hauts et très grands. Pouvoir se retrouver nez à nez avec des toiles immenses, qui vous embrassent de toute leur hauteur. Et ainsi, face et grâce à ses toiles, se peindre pour s'advenir, pour devenir et enfin apparaître.
     Dans mon rêve, je suis dans un café, assise devant une petite table ronde, une tasse vide entre les mains, le regard perdu dans le ciel. Je ne pense pas connaître le café, ni y avoir déjà été. Mon psychisme a dû l'inventer pour donner une toile de fond à ce qui s'apparente être une résurrection : une portion de ma jeunesse.
     Confuse par tant d'images et par la montée des souvenirs en moi, je me dirige vers la salle de bain à la recherche du reflet que voudra bien me tendre le miroir.  Se passer un gant gorgé d'eau claire sur le visage me paraît être aussi une bonne idée. Quelle image de moi-même va m'apparaître ? Une vieille femme déconfite par le sommeil et défaite par le nombre des années traversées ? ou une jeune fille innocente, qui a encore toute la candeur reçue à la naissance pour affronter ce qui s'avèrera être sa vie - événements, gens, passé - ?
     Mon mari dort encore, le visage tendre contre le coussin qu'il tient enlacé d'une main, l'autre reposant nonchalamment sur son épaule. Lorsque je regarde mon mari dormir, il me fait l'effet d'un contorsionniste qui s'ignore. Mes pas lents s'inscrivent  sans un bruit sur la moquette de notre chambre à coucher, puis sur le parquet du couloir et enfin, plus indécis, sur le carrelage blanc et froid de la salle de bain. Le miroir se situe à gauche, par rapport à l'entrée, au-dessus du lavabo.
     Me voici face à lui. Je me regarde, me fais face. Les éléments de ma vie reprennent leur inscription dans le cours de celle-ci. Les souvenirs se rangent, chacun à leur place respective. Je suis une femme, certes mature, mais pas encore vieille, pas encore de celles que l'on interpelle dans la rue sous le terme un peu condescendant et horripilant de "mémé".

     Mon mari me trouve là, dans la cuisine, assise devant la table, inerte. Je ne parviens plus à bouger. Mon corps refuse d'obéir à un esprit devenu idiot. Je suis sous le choc. Mon mari ne comprend pas. Il me crie une plaisanterie, que je ne saisis pas, me lance un sourire, que je ne renvoie pas. C'est alors que ses traits se figent, dans un élan de tristesse et de douleur. Un cri muet s'échappe de sa bouche béante. Il comprend. Enfin, il s'aperçoit de l'horrible réalité, qui crève les yeux, qui m'a crevé le cœur, et qui est pour moi un effondrement. Je n'ai plus de mains.
     Je ne saurais vous l'expliquer. Mes deux bras reposent là, en partie sur mes genoux, encadrant de par et d'autre mon tronc. Mes deux bras s'arrêtent net. Il n'y a pas de sang, pas de chair à vif. Juste deux bras qui pendent lamentablement depuis mes épaules et se finissent de manière abrupte - sans qu'aucun bourgeon n'en émane et se termine en de gracieuses ramifications. Je ne sais pas comment cela est possible. Mais les faits sont là. Ils m'ont arraché à moi-même tout comme on m'a arraché les deux mains.
     Je voudrais crier, supplier. Que celui qui a commis l'irréparable se repente et qu'il me rende mes deux trésors de chair. Comment avancer sans elles ? Je ne parviens même plus à parler, à regarder mon mari dans les yeux, qui, désemparé, se tait, les bras ballants. Je voudrais trouver le voleur et ayant retrouvé l'usage de mes mains, lui couper à mon tour ses mains - lui en ôter l'usage en guise de punition.





Partie 2 :


     Les jours qui suivent l'incident, je reste alitée. La grande chambre claire qui, à l'ordinaire, fait mon ravissement quand viennent les beaux jours, reste close, les volets tirés sur l'aimable clarté. L'obscurité me réconforte, elle me permet de ne pas continuellement m'affliger sur l'épouvantable spectacle que constitue l'absence de mes précieuses mains. Je ne veux plus voir personne, ni même mon mari qui, l'ayant compris, ne passe que de très rares fois s'enquérir de mon état et m'apporter un plateau repas que je ne touche pas.
     Je sais bien, à ce moment-là, que mon mari souffre, mais je décide, en raison de la brutalité de l'événement qui m'est arrivé, de ne pas prêter attention à cette souffrance. Je ne veux plus voir le monde autour de moi. Je décide, inconsciemment, que le temps s'est arrêté, comme figé dans une éternité qui serait devenue effective à partir du moment de la découverte. Me découvrir sans mains, c'est me découvrir anéantie. Je suis devenue inapte à vivre.
     Je ne veux pas m'affliger, ni attrister mes proches - pour ceux-ci, je suis partie en voyage, délaissant mon mari, qui se voit alors réconforté et entouré - pour moi, le glas a sonné et je rentre dans une longue phase d'attention et de préparation à ce qui va s'offrir à moi dans les ténèbres, dans l'anéantissement de ce qui me constituait.

     Cela serait peut-être un peu exagéré de dire que mes mains me définissaient, mais aujourd'hui, il me semble pouvoir l'affirmer sans crainte. Mes deux mains étaient mon bien le plus précieux. J'ai apprécié être femme, puis épouse, puis mère de deux adorables enfants. Mais j'ai aimé jusqu'à la vénération (cela je peux vous le confier) travailler avec mes mains. J'étais sculptrice, et j'excellais dans l'art du modelage de l'argile.
     Découvrir le travail de la terre à l'âge de la puberté m'a donné vie, et ceci bien plus que la découverte de ma sexualité naissante. Après tout, il n'y a rien d'étonnant à cela, la terre est une merveilleuse amante. Elle se laisse toucher, caresser, frôler du bout des doigts, ou battre avec toute la force que peuvent avoir deux paumes en colère. Elle se laisse manipuler, qu'on la façonne en la tournant, ou qu'on la creuse la vide la coupe en morceaux. Elle est prête et se prête à tout pour recevoir une forme propre. Et ce geste magnifique, ce sont les mains enchantées de l'artiste qui le réalisent, et qui ainsi donnent forme, tout comme une puissance divine a un jour insufflé formes et vie sur terre.  
     Mon métier, la sculpture, c'était ma vie. Elle m'a façonné et m'a donné une raison d'être et de continuer jour après jour à exister. Je parle déjà de moi au passé, car cela est vrai, je ne suis plus. Je décide donc à partir de ce moment, considérant d'une part que j'ai assez vécu pour pouvoir m'estimer heureuse d'avoir goûté à la vie, et que d'autre part mener une vie sans mains est inenvisageable, qu'il est donc préférable que la mort vienne me chercher. Je demeure donc dans l'attente, sûre que ma fin est proche.  

     Mais le sort a parfois des tours bien cachés qui vous prennent par surprise. Plusieurs mois passent ainsi, dans une attente confondante, que rien ne vient troubler. Je continue à méditer et à visiter mon passé tous les jours. Je repense alors à chaque œuvre à laquelle j'ai donné naissance. Je n'aurais alors pu imaginer que ma peine était loin d'être finie, et ma fin inaccessible.
     Un soir, alors que je suis perdue, dans un état extatique, ou que d'autres qualifieront peut-être de mystique, j'entends soudain frapper à ma fenêtre. Je ne prête pas tout de suite attention à ce bruit inhabituel, je me dis que c'est peut-être le fruit de mon imagination ou qu'il s'agit d'une hallucination propre à mon état. Le bruit s'intensifie. Je me dis : " Ça y est ! La mort frappe à ma fenêtre ! Elle est venue me prendre !". Heureuse qu'un si bon événement arrive enfin, je cours ouvrir la fenêtre et les volets. Je tends alors les bras en signe de consentement et d'accueil à ce que je pense alors être ma fin.
     Contre toute attente, je recueille entre mes bras un étrange paquet. Moi qui m'attendais à un coup de faux final, je me retrouve hébétée, voire déçue. Je ne voulais pas de ce coup du sort, de ce présent inattendu, je voulais l'autre, le fatal, l'attendu.
     Quelle étrange situation, me dis-je. Je ne comprends pas alors qu'il s'agit là d'une échappatoire. Le remède à mon mal se tient là, entre mes deux bras, prêt à être découvert.
     Je m'assois sur le lit, le présent entre mes moignons. Le paquet me semble plutôt lourd alors qu'il n'est pas très volumineux. Etonnée, je constate également que de la chaleur en émane. Petit à petit, j'ai l'impression de ressentir à travers l'emballage un rythme. Je ressens des impulsions dans mes bras, puis les battements se communiquent à tout mon corps. Il me semble que le contenu du paquet est vivant.
     Quel drôle d'animal se tient blotti contre moi sans même chercher à s'échapper ? Un sentiment de peur vient alors remplacer la déception éprouvée. La peur de se retrouver face à ce mystérieux contenu. Qu'y a-t-il donc dans ce paquet ? Quelle étrange chose se tient là sans remuer ?  

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